Histoire de notre navigation (partie 1) : l’industrie

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Par Christian Tremblay
Histoire de notre navigation (partie 1) : l’industrie
Le Péribonka, le Undine et le Colon en 1905. Trois des figures de proue de notre histoire de la navigation. Source : Société historique du Saguenay, P002-S7-P02031-04

Depuis quelques semaines, les plaisanciers peuvent enfin faire naviguer leurs bateaux sur le Piékouagami. Que ce soit pour la pêche, le tourisme ou simplement passer une journée ensoleillée sur l’eau, le lac est soudainement assailli de toutes parts. Ceci est l’une de nos plus grandes richesses, et c’est très bien ainsi.

Évidemment, l’histoire de la navigation sur le lac Saint-Jean n’a pas commencé avec les loisirs. Dès que les canots à écorces ne suffirent plus à la tâche pour les besoins grandissants des premiers colons, il a bien fallu trouver une alternative pratique et durable.

Cette semaine, dans cette première partie, nous voguerons sur notre lac en touchant terre le moins possible. Bienvenue sur les vagues du lac Saint-Jean !

Les quatre axes de l’utilité

Avant de se lancer dans l’aventure, il est important de bien comprendre les fonctions qu’avaient les divers bateaux qui sillonnaient le lac. C’est important puisqu’à chaque bateau se rattache une fonction, et explique son allure ou son tonnage. Il est à noter toutefois, et nous le verrons, que plusieurs bateaux eurent plusieurs fonctions, soit consécutivement, ou simultanément.

Transport du bois

Dans les années 1870, la Compagnie Price exploite déjà la forêt dans le nord du lac. Les billots doivent se rendre à la Grande Décharge à Alma. C’est ce besoin qui a provoqué l’arrivée des deux premiers vrais bateaux sur le lac, l’un en 1859 et l’autre en 1874. Le Pioneeret le Barbeau. La carrière du Barbeause termina lorsqu’il s’échoua à la hauteur de la Belle-Rivière à l’été 1890.

Dans les années 1920, un bateau trainant une cargaison de billots sur le lac Saint-Jean.
Source: Société historique du Lac-Saint-Jean, fichier Wikipédia Commons

Transport des colons

Toujours à la même époque, les familles de nouveaux colons arrivent en masse dans la région, encouragées par notre Société de Colonisation. Amener des gens jusqu’au bord de l’eau c’est bien, mais encore fallait-il les rendre aux endroits où des terres étaient encore disponibles. Les nombreuses rivières tout autour du lac étaient autant d’obstacles difficiles à franchir à pied. En ces temps, la construction d’un simple ponceau était de la haute technologie.

L’arrivée des bateaux permit l’établissement de milliers de nouveaux arrivants lors de la grande période de colonisation entre 1890 et 1920. Sans ces navires, le transport des biens et des personnes aurait été pratiquement impossible. Ici, le dessin d’une maison de colon en 1904 à Mistassini, lors du passage d’un journaliste de La Presse.
Source : journal La Presse

Transport des biens

En lien avec l’arrivée des colons, une multitude de types de marchandises devait être transportée d’un point à un autre. Autant le colon de Mistassini ou de Péribonka avait besoin d’amener les achats qu’il venait de faire à Roberval, autant ce même colon avait besoin par la suite d’aller vendre ses bleuets au marché.

Tourisme

La dernière fonction, et non la moindre, est l’industrie touristique. On ne se le cachera pas, entre 1888 et 1907 ou 1908, l’industrie touristique de notre région a été l’affaire d’un seul homme, Horace Jansen Beemer. Il avait besoin d’un bateau pour faire la navette entre ses deux hôtels à Roberval et sur l’ile Beemer, près d’Alma. Étant donné la nature de cette fonction, c’est-à-dire impressionner, le bateau était particulièrement beau.

Horace Jansen Beemer. Promoteur touristique qui fut à la tête d’un petit empire sans partage dans ce secteur entre 1890 et 1908. Il fit construire les bateaux qui servirent ses clients pendant cette période, dont le magnifique Mistassini.
Source : dictionnaire biographique canadien.

Lequel de ces quatre besoins a été comblé en premier? Bien… sauf pour le transport du bois qui a une avance causée par l’industrie du bois, tout est virtuellement arrivé en même temps ou presque.

Une première tentative qui avorte

En 1882, le député Élie St-Hilaire fait un premier geste pour doter la région d’une structure maritime en créant la Compagnie de Navigation du Lac St-Jean. Malgré la bonne volonté de toutes les personnes impliquées dans le projet, il était peut-être un peu trop tôt encore. Ou en tous les cas, les étoiles n’étaient pas alignées favorablement. Ils eurent leur charte en 1883, mais le projet ne déboucha sur rien de concret.

En 1887, Euloge Ménard, marchand de Roberval, se déplace à Québec pour rencontrer les dirigeants de la Compagnie de chemin de fer du Lac-Saint-Jean pour tenter de les convaincre d’investir également dans un bateau à vapeur. Il est à noter qu’Euloge Ménard a été le premier à posséder son bateau privé, dès 1881, le Stella Maris.

Effectivement, le concret arriva avec le train, en 1888.

Le vrai départ

Qui dit train, dit nécessairement une augmentation fulgurante de la quantité de biens et de personnes qui voyagent. Nous sommes à la veille de créer de toutes pièces de nouveaux villages dans le nord, et pas question que ça se fasse en canots. Les notables de la région se regroupent et vont faire leurs représentations à Québec. Le Fédéral est également présent. L’on demande tout : des quais, des phares, des bouées, etc.

Sans attendre la réponse des gouvernements, certains des promoteurs du projet, dont H. J. Beemer et B. A. Scott, prennent les devants et font construire un caboteur, le Péribonka. Le 25 août 1888, le premier vrai bateau de transport vogue entre la rivière Métabetchouan (où la construction du train est rendue) et Roberval. Temps du trajet : deux heures, ce qui ne s’était jamais vu.

Benjamen Alexander Scott. Industriel très actif qui s’impliqua dans plusieurs domaines, mais principalement la coupe de bois. Tout comme son alter ego Beemer, il fit construire ses bateaux pour les besoins de ses entreprises.
Source : Wikipédia

En 1889, le Péribonkafait déjà la navette entre tous les villages. S’il peut transporter jusqu’à 300 passagers, ce n’est pas sa mission première. Il transportait surtout de la marchandise, et B.A. Scott l’utilisait pour ses scieries.

En 1890, c’est au tour du Undined’arriver sur le lac. Construit à Toronto, il arriva ici par train et était la propriété de Beemer. Ne pouvant contenir qu’une trentaine de passagers, il était de grand luxe, pour l’époque.

Toujours sans attendre les promesses des gouvernements, Beemer construit les premières fondations d’un quai, tout près de son hôtel, à la rivière Du Tremblay (Ouiatchouanish). Lorsque les subsides arrivent enfin, l’on peut finaliser les travaux et en 1895, Roberval prend l’avance sur tous les autres villages avec un quai pouvant faire accoster plusieurs navires.

Entre 1895 et 1898, presque tous les villages autour du lac avaient eux aussi leur petit quai ou à tout le moins, un débarcadère.

Tous les villages de la région qui étaient en contact avec le lac construisirent un quai pour accueillir les bateaux. Ici, nous sommes à Mistassini où le Colonva prendre un groupe de gens avec leur marchandise de toutes sortes. Source : BAnQ

Ça grouille, sur le lac

Quais ou pas, déjà, à partir de 1892, plusieurs bateaux prennent le large. Le hasard de la géographie et de l’économie à ce moment fait que les axez principaux sur le lac forment un espèce de triangle, et que chacune de ces routes a sa fonction prédominante (sans être exclusive). L’axe Roberval-Péribonka sert surtout au transport des biens et des colons qui arrivent en masse dans ce coin. L’axe Péribonka-Alma pour le transport des billes de bois vers le Saguenay, et enfin, l’axe Alma Roberval, qui ferme le triangle, voit passer ses centaines de touristes entre les deux hôtels.

Toujours en 1892, Beemer mettra à l’eau l’un des bateaux mythiques de la région, le magnifique Mistassini. En 1899, il est incendié, mais reconstruit à l’identique. Qualifié d’aristocrate du lac, il transporta les touristes jusqu’en 1906, mais continua de naviguer sur le lac plusieurs années après la fin de la grande période touristique de Beemer.

Le Mistassinià la belle époque, amarré au quai de l’hôtel Island house, secteur d’Alma.
Source : Société historique du Saguenay, P002,S7,Alb.08-01-042-01

Un peu plus tard, le duo Beemer-Scott fait construire à la Pointe Scott un vapeur qui lui aussi restera un incontournable pendant longtemps, Le Colon.

Le Colon, qui portait son nom à merveille, a été d’une utilité sans nom pour notre région encore naissante. Courageux, robuste et agile, il s’acquitta de toutes les tâches et alla partout où nécessaire. Il n’avait certes pas la grâce du Mistassini, mais n’avait pas peur de se salir les mains.

Édouard Niquette

Roberval, ses investisseurs et son quai étaient le point central de la communication maritime du lac, c’est vrai. Toutefois, un peu dissimulé derrière les grands noms, se cache un homme du nom d’Edouard Niquette. Niquette fut au nord du lac ce que Scott et Beemer furent pour le sud.

Constructeur du premier moulin sur la rivière Péribonka, Edouard Niquette commence par mettre à l’eau en 1894 L’Arthur, suivi en 1902 du troisième bateau qui marqua l’histoire après Le Colonet Le Mistassini : le Nord .

Le Nordeut une longue carrière sur le lac Saint-Jean. Comme son nom l’indique, il sillonna vaillamment toute la partie nord de la région pendant de nombreuses années. Vers 1909, le mécanicien de L’Arthur, André Donaldson, l’acheta et l’utilisa comme navette entre Roberval et ce même secteur nord pendant plus de dix ans. Justement, parlant d’André Donaldson, retenez bien ce nom, nous allons en reparler la semaine prochaine.

L’âge d’or

Nous pourrions situer, à quelques années près, l’âge d’or de la navigation marchande sur le lac Saint-Jean entre 1898 et 1920. Les besoins augmentent au même rythme que la population, et le bateau reste encore le moyen de transport le plus rapide. Certes, il y a maintenant des routes et des automobiles, mais se déplacer entre les villages sur une grande distance est encore une aventure incertaine. D’autant que les bateaux peuvent transporter beaucoup de marchandise d’un seul coup.

Pendant ces deux décennies, c’est un ballet incessant de bateaux qui tantôt travaillaient, tantôt divertissent, ou les deux à la fois!

Puis… il y a le nombre… je le dis presque sans blague, c’est à croire qu’ils se reproduisaient entre eux au milieu du lac. Des petits, des grands, des beaux, des laids, à voile, à vapeur, à essence…

Chacun avait son capitaine qui, à la fonte des glaces, s’empressait de se jeter à l’eau, prêt à vivre une nouvelle saison pleine d’aventures et d’imprévus. Car des aventures et des imprévus, ça, il y en avait, et pas juste un peu!

L’horaire du vapeur le Perraulten 1921.
Source : journal Le Colon

Chose certaine, dès que le moindre curé organisait quelque chose, qu’il y avait un nouveau pont à inaugurer ou qu’une sortie était organisée, c’était en bateau que ça se passait. Pour revenir au nombre de bateaux que nécessitait toute cette activité, il serait presque impossible de les nommer tous. Mais juste pour vous donner une petite idée de la chose, voici une liste non exhaustive de ce qui circulait sur les eaux du Saguenay–Lac-Saint-Jean, des débuts jusque dans les années 1960 pour quelques-uns :

Le Pionieer, le Roger Bacon, le Undine, le Pikouagami, le William Price, le Coosie, le Perrault, le St-Henri, le DeQuen, le Roberval, le St-Louis, le St-Michel, la Drague, le Marie-Louise, le Marie-Alma, le Ripple, le Minouche I, le Minouche II, la Tarasque, le Bolide, le Jeanne-d’Arc, le Ouananiche, la Florence, l’Éva, le St-Joseph, le À la volonté de Dieu, le St-Elme, le Ste-Cécile, l’Evelyn, l’Isle Maligne, l’Ashuapmouchouan, le Normandin, le Gertrude, l’Edna, la Gérardine, le Stella Maris, le Hugh Jones, le Titanic

Etc.. etc… etc… C’est sans fin, mais cette liste partielle est nécessaire pour bien comprendre la vitalité de l’industrie à l’époque. Certains pourraient arguer qu’il y en a autant aujourd’hui, mais il faut savoir que la vaste majorité de ces bateaux étaient utilitaires, même ceux dédiés au tourisme. Que resterait-il aujourd’hui, si nous ne tenions pas compte des bateaux de plaisance des particuliers?

La grande glissoire à Alma. L’ouvrage, sous la direction du fondateur d’Alma, Damase Boulanger, recevait les billes de bois amenées par les bateaux du lac et permettait à ceux-ci de continuer leur chemin sur la rivière Saguenay jusqu’aux usines de sciages. Le tout était de nouveau chargé sur d’autres bateaux pour l’exportation. La petite flotte de bateaux du lac Saint-Jean participa activement à cette activité économique.
Source : Société historique du Saguenay, P002,P00719-02

Le déclin d’après 1920

Évidemment, dans le grand cycle de la création d’une région, les besoins changent, d’autres facilités arrivent, et il faut bien s’adapter. Malgré le charme certain de toute cette flotte de navires hétéroclites, la modernité a fini par prendre le dessus sur eux.

Plusieurs bateaux terminèrent leurs carrières en cale sèche le long de la rive ou dans les ports de la région. Un exemple parmi plusieurs est le Mistassini, roi déchu et abandonné que les inondations de 1926-1928 achevèrent. Le Colonn’eut pas une fin plus heureuse. Après avoir changé de nom en 1926 pour servir l’industrie du bois, on l’échoua sur les rives de la Mistassini.

Plusieurs facteurs expliquent ce déclin :

La fin de la grande période du tourisme

Je le disais au début de la chronique, à cette époque, le tourisme allait au rythme d’un seul homme, H. J. Beemer. Avec le déclin de son empire, l’incendie qui dévasta l’hôtel de Roberval en 1908 et sa mort en 1912, cette industrie connut une parenthèse de plusieurs années.

L’Island House dans le secteur Alma, propriété de H. J. Beemer. L’hôtel recevait les touristes en voyage de pêche qui arrivaient par bateau.
Source : Société historique du Saguenay, P2,S7,P00974-02

Routes et chemin de fer

Pas besoin d’expliquer cette réalité très longtemps. L’avancement dans le domaine du transport terrestre donna un grand coup à nos petits et grands bateaux.

Le vieillissement de la flotte

Leurs meilleurs jours étant derrière eux, et la clientèle se faisant de plus en plus rare, la majorité des bateaux ne furent simplement pas remplacés à la fin de leur vie utile. Le manque d’offre fit encore plus détourner la tête des gens de ce moyen de transport.

En 1962, il ne reste pratiquement plus rien de la grande navigation sur le lac. Les deux bateaux survivants font toutefois leur part pour aider les organisateurs de la Traversée du lac à la nage.
Source : journal Le Lingot

La stabilisation de la population

Un grand pan de mur de l’industrie tomba lorsque tout ce qui avait à être colonisé l’avait été.

Ainsi se termina, graduellement, mais surement, l’époque héroïque des premiers bateaux sur le lac Saint-Jean. Il aura fallu longtemps avant que la population ne reprenne possession de son lac, avec, cette fois, les sports et les loisirs en avant-plan.

Déclin, oui, mais pas un arrêt complet. Encore très utiles pour l’industrie du bois, plusieurs bateaux eurent une vie professionnelle, par exemple le William Pricequi fut inauguré en 1925, ou plus près de nous, le Hugh Jones, qui fut actif dans les années 50 et 60.

Grands oubliés de la navigation: toutes les petites barges qui traversaient les rivières autour du lac. Nous en parlons rarement, mais c’est souvent grâce à elles que les villages voisins pouvaient communiquer. Ici, à la Grande Décharge à Alma.
Source: Société historique du Lac-Saint-Jean, fichier Wikipédia Commons

La semaine prochaine, on se fait plaisir

En lisant cette chronique, vous vous être peut-être dit que ça manquait de bateaux dans les photographies. C’est vrai, et c’était voulu. Si aujourd’hui nous avons parlé de l’histoire de l’industrie, nous changerons de cap la semaine prochaine. Au menu : les humains, les aventures, les défis de tous les jours, les malheurs et les bonheurs, et évidemment, les bateaux!

Page Facebook Saguenay et Lac-Saint-Jean histoire et découvertes historiques :
https://www.facebook.com/histoirelacstjean/

Christian Tremblay, chroniqueur historique

Quelques-uns des documents consultés :
Livre Histoire de Roberval, Rossel Vien, 1955
Revue Saguenayensia, septembre-octobre 1973
Journal Le Colon, diverses dates
Journal Le Progrès du Saguenay, diverses dates
Journal Le Soleil, 1973
Journal Le Lingot, 1962
Site Internet Biographies du Canada
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